Dérogation espèces protégées : le Conseil d’Etat affirme son raisonnement

Par un arrêt n°466696 rendu le 6 décembre dernier, le Conseil d’Etat s’est de nouveau prononcé au sujet du régime juridique encadrant la dérogation « espèces protégées ».

Cette décision s’inscrit dans la droite ligne de l’avis qui avait été rendu le 9 décembre 2022 en réponse à une demande de la Cour administrative d’appel de Douai.

Afin de bien saisir le raisonnement suivi par la Haute Assemblée, il est au préalable nécessaire de revenir sur les conditions légales encadrant la dérogation « espèces protégées ».

L’article L. 411-1 du code de l’environnement interdit strictement plusieurs actions telles que la destruction, la perturbation intentionnelle, la détention d’espèces animales ou végétales protégées, ou encore la destruction, l’altération ou la dégradation des habitats naturels ou des habitats d’espèces protégées [1].

Cependant, le 4° de l’article L. 411-2 du code de l’environnement prévoit la possibilité de déroger à ces interdictions, sous réserve de réunir trois conditions de fond cumulatives :

  • 1) La dérogation ne peut être délivrée qu’en l’absence de solution alternative satisfaisante.
  • 2) La dérogation ne doit pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.
  • 3) La dérogation doit répondre à l’un des cinq motifs prévus par l’article L. 411-2 du code de l’environnement, parmi lesquels le motif « Dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement »

Ce qui est classiquement appelé la dérogation « espèces protégées » fait l’objet depuis plusieurs années d’un contentieux très nourri, dont les débats qui en résultent peuvent être distingués en deux catégories :

  • Le débat relatif à la nécessité ou non d’une dérogation s’agissant d’un projet présentant un impact potentiel sur des espèces protégées et/ou sur leurs habitats.
  • Le débat relatif à la légalité et aux conditions de délivrance d’une dérogation, lorsque celle-ci a effectivement été sollicitée et obtenue par un porteur de projet.

La jurisprudence administrative rendue sur le sujet a connu un tournant important à la suite d’un avis n°463563 rendu par le Conseil d’Etat le 9 décembre 2022.

Dans cet avis, la Haute Assemblée a apporté d’utiles précisions à propos notamment du seuil de déclenchement de l’obligation d’obtenir une dérogation « espèces protégées », précisions qui s’avéraient salutaires puisque ce point n’était abordé ni par les textes, ni en jurisprudence :

« 4. Le système de protection des espèces résultant des dispositions citées ci-dessus, qui concerne les espèces de mammifères terrestres et d’oiseaux figurant sur les listes fixées par les arrêtés du 23 avril 2007 et du 29 octobre 2009, impose d’examiner si l’obtention d’une dérogation est nécessaire dès lors que des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet, sans que l’applicabilité du régime de protection dépende, à ce stade, ni du nombre de ces spécimens, ni de l’état de conservation des espèces protégées présentes.

5. Le pétitionnaire doit obtenir une dérogation  » espèces protégées  » si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé. A ce titre, les mesures d’évitement et de réduction des atteintes portées aux espèces protégées proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte. Dans l’hypothèse où les mesures d’évitement et de réduction proposées présentent, sous le contrôle de l’administration, des garanties d’effectivité telles qu’elles permettent de diminuer le risque pour les espèces au point qu’il apparaisse comme n’étant pas suffisamment caractérisé, il n’est pas nécessaire de solliciter une dérogation  » espèces protégées « . »

Aussi, dans cet avis, le Conseil d’Etat a notamment précisé qu’un porteur de projet doit obtenir une dérogation « espèces protégées » si le risque que son projet comporte pour les espèces protégées est « suffisamment caractérisé » ; cette appréciation devant tenir compte des mesures d’évitement et de réduction des atteintes proposées par le pétitionnaire. Le risque n’est ainsi pas suffisamment caractérisé si les mesures proposées présentent, sous le contrôle de l’administration, des garanties d’effectivité telles qu’elles permettent de diminuer le risque pour les espèces au point qu’il apparaisse comme n’étant pas suffisamment caractérisé.

L’arrêt rendu le 6 décembre 2023 par le Conseil d’Etat s’inscrit entièrement dans la continuité de cet avis.

Par cette décision, la Haute Assemblée a censuré l’arrêt rendu le 14 juin 2022 par la Cour administrative d’appel de Bordeaux qui avait annulé l’arrêté préfectoral portant autorisation d’un projet éolien en ce qu’il ne comportait pas de dérogation « espèces protégées ». La Cour avait fondé sa décision sur le fait que les mesures d’évitement et de réduction proposées par l’opérateur ne permettaient pas de réduire le risque causé par les éoliennes à certaines espèces protégées à « un niveau négligeable ».

Le Conseil d’Etat qualifie ce raisonnement (adopté avant l’avis du 9 décembre 2022) d’erreur de droit, puisque le seul référentiel devant être retenu par le juge administratif pour apprécier la nécessité d’une dérogation est l’existence d’un « risque suffisamment caractérisé ».

Reste que les contours de cette dernière notion s’avèrent flous, et ne manqueront pas de susciter de nouveaux questionnements devant les prétoires. Il est d’ailleurs amusant de constater que, dans ses conclusions rendues à propos de l’avis du 9 décembre 2022, le Rapporteur public s’était prononcé pour que le seuil de déclenchement de l’obligation d’obtenir une dérogation « espèces protégées » soit fixé lorsque le risque généré par le projet en cause se situe au-delà du… « négligeable » ! [2]

Le travail de clarification du régime juridique relatif aux dérogations « espèces protégées » semble donc loin d’être achevé.


[1] La liste des interdictions énoncées par l’article L. 411-1 du code de l’environnement n’est pas retranscrite ici de manière exhaustive et il convient de se référer à cette disposition pour en connaître le champ d’application exact.

[2] Conclusions de M. le Rapporteur public Nicolas AGNOUX rendues à propos de l’affaire n°463563.

Articles recommandés