Natura 2000 (ZSC) : les contours de l’évaluation des incidences précisés par la CJUE

Le 7 décembre 2023, la CJUE a rendu un arrêt sur renvoi préjudiciel portant sur l’interprétation de l’article 6 § 3 de la Directive « Habitats » du 21 mai 1992.

Cet article concerne l’évaluation des incidences des plans ou projets sur la conservation d’une zone spéciale de conservation (ZSC). Ces zones font partie du réseau Natura 2000. Le renvoi est intervenu dans le cadre d’un litige opposant le service de protection de l’environnement Letton et une société dont le projet impliquait l’abattage d’arbres dans une zone spéciale de conservation (Natura 2000). Or, cet abattage d’arbres s’inscrivait dans le cadre d’une obligation réglementaire d’entretien des infrastructures de protection des forêts contre les incendies.

Contexte du litige

En 2021, des agents du service de protection de l’environnement ont constaté que la société avait fait abattre des arbres le long des routes naturelles d’une zone spéciale de conservation, sur environ 17 kilomètres.

La zone concernée est une ZSC d’importance communautaire créée pour assurer la préservation et la gestion de biotopes et d’habitats d’espèces animales et végétales rares, protégées aussi bien en Lettonie que dans l’Union européenne.

Le service a considéré que cet abattage aurait dû faire l’objet d’une procédure d’évaluation de ses incidences. En conséquence, elle a imposé plusieurs mesures à la société:

  • le maintien au sol des pins abattus afin qu’ils « deviennent par leur décomposition un substrat propice au développement d’espèces d’insectes spécialement protégées dans cette zone« ,
  • la reconstitution de la quantité de bois mort dans le biotope prioritaire protégé.

La société a contesté cette décision en estimant que:

  • les activités qui lui étaient reprochées relevaient d’une exigence réglementaire en matière de prévention des risques d’incendies de forêts,
  • les exigences du service de protection de l’environnement étaient contradictoires avec les objectifs de lutte contre les incendies.

La juridiction de renvoi s’est donc interrogée sur la soumission des travaux à évaluation environnementale et sur les conséquences éventuelles d’une violation de la réglementation applicable.

La teneur des questions préjudicielles

L’article 1er de la Directive indique qu’au sein des ZSC, les États sont tenus d’établir « les mesures de conservation nécessaires au maintien ou au rétablissement, dans un état de conservation favorable, des habitats naturels et/ou des populations des espèces pour lesquels le site est désigné« .

L’article 6 de la Directive précise que « Tout plan ou projet non directement lié ou nécessaire à la gestion du site mais susceptible d’affecter ce site de manière significative, individuellement ou en conjugaison avec d’autres plans et projets, fait l’objet d’une évaluation appropriée de ses incidences sur le site eu égard aux objectifs de conservation de ce site« .

L’issue du litige impliquait donc de s’interroger sur les notions de « plan » et « projet » ainsi que sur la définition des « mesures liées ou nécessaire à la gestion du site ».

Les interrogations de la juridiction de renvoi lettonne étaient, en substance, les suivantes :

  1. Les activités exercées dans une zone forestière afin d’assurer l’entretien réglementaire des infrastructures de protection des forêts contre les incendies dans cette zone peuvent-elles constituer un « plan » ou un « projet » ?
  2. Dans l’affirmative, ces activités peuvent-elles être considérées comme un projet directement lié ou nécessaire à la gestion du site en cause ?
  3. Dans la négative, la Directive « Habitats » oblige-t-elle à procéder à une évaluation d’activités répondant aux exigences légales mais susceptibles d’avoir un impact significatif sur un site Natura 2000 ?
  4. Si une telle évaluation est nécessaire, 1) doit-elle être réalisée préalablement aux activités menées ? 2) Les autorités compétentes sont-elles tenues d’exiger la réparation du dommage et d’adopter des mesures afin de remédier aux éventuels dommages ?

La notion de projet appliquée aux travaux de prévention des incendies

La Cour rappelle que la notion de « projet » au sens de la Directive « Habitats » est celle définie par la Directive sur l’évaluation des incidences environnementales du 13 décembre 2011.

Or, elle définit le projet comme :

  • La réalisation de travaux de construction ou d’autres installations ou ouvrages ,
  • D’autres interventions dans le milieu naturel ou le paysage, y compris celles destinées à l’exploitation des ressources du sol.

Ainsi, c’est bien la modification de la réalité physique du site (critère matériel) qui conduit à caractériser un projet et non le contexte réglementaire dans lequel il s’inscrit. Il n’existe donc pas de critère juridique limitant cette notion.

En conséquence, la Cour considère que les abattages d’arbres réalisés dans le cadre de la prévention des incendies de forêts répondent au critère matériel de la notion de projet. La circonstance que ces travaux sont exigés par la réglementation nationale est sans conséquence sur l’application de la notion de projet. Seule importe la modification de la réalité physique du site.

L’appréciation des mesures nécessaires à la gestion d’une ZSC

La Cour rappelle que seuls les travaux « directement liés ou nécessaires » à la gestion d’une ZSC n’ont pas à faire l’objet d’une évaluation de leurs incidences sur le site concerné.

En l’espèce, il n’est pas exclu que des mesures de précaution visant à empêcher ou à combattre les incendies puissent être « liées ou nécessaires » à la gestion d’un site protégé. Ces mesures ne répondent toutefois pas à ce critère du seul fait de leur objet. L’appréciation doit ainsi se réaliser au cas par cas.

Pour être considérées comme liées ou nécessaires à la gestion de la ZSC, ces mesures doivent, d’une part, être nécessaires au maintien ou au rétablissement, dans un état de conservation favorable, des habitats ou espèces protégés, et proportionnées à ces objectifs.

D’autre part, elles doivent être explicitement identifiées comme telles dans l’acte créant la zone.

A défaut, seule une évaluation permettrait de se prononcer sur l’impact des travaux sur les objectifs de conservation de la zone.

L’évaluation de travaux imposés par une réglementation nationale

A défaut d’être directement lié ou nécessaire à la gestion d’un site, un plan ou projet doit faire l’objet d’une évaluation de ses incidences sur un site Natura 2000 dès lors qu’il est « susceptible d’affecter ce site de manière significative« .

La Cour précise opportunément que cette évaluation est requise dès lors que « l’existence d’une probabilité ou d’un risque d’effets préjudiciables significatifs sur ce site ne peut être exclue sur la base des meilleures connaissances scientifiques en la matière« .

Si ce point factuel est laissé à l’appréciation de la juridiction de renvoi, la CJUE précise qu’il n’existe pas de contradiction de principe entre la réalisation de travaux imposés par la réglementation et l’évaluation préalable de ces travaux. Elle ajoute que cette évaluation peut d’ailleurs permettre d’adapter ces travaux afin qu’ils s’inscrivent au mieux dans les objectifs de protection de la zone à préserver.

Cette précision de la Cour est opportune dans un contexte dans lequel l’évaluation des incidences environnementales d’un projet est parfois perçue par les maîtres d’ouvrage comme une sorte de sanction à l’égard de projets plus ou moins privés. L’évaluation environnementale a une portée large et l’obligation légale de réaliser certains travaux ne permet pas de s’en dispenser.

Enfin, elle rappelle qu’aucune disposition de la Directive « Habitats » ne saurait avoir pour effet de permettre aux États membres de soustraire certains types de plans ou de projets à l’obligation d’une évaluation de leurs incidences sur le site concerné.

En conséquence, la Cour juge qu’en l’espèce, la Directive « Habitats » impose de réaliser une évaluation des incidences de travaux, y compris lorsque ceux-ci sont requis au titre d’une réglementation spécifique.

Une évaluation nécessairement préalable aux travaux

Fort logiquement, la Cour rappelle qu’aucun plan ou projet ne peut être mis en œuvre dans une zone spéciale de conservation avant que ses incidences sur le site concerné n’aient été évaluées.

L’évaluation des incidences de travaux doit nécessairement être préalable à ceux-ci.

Seuls deux cas permettent de réaliser des travaux sans attendre l’évaluation de leur incidence:

  • Les travaux consistent en des mesures conservatoires du site explicitement visées dans la décision de création de la ZSC : dans un tel cas, aucune évaluation n’est requise;
  • Un risque actuel ou imminent impose l’accomplissement sans délai de mesures nécessaires à la protection du site : dans un tel cas, l’évaluation préalable des incidences risquerait d’être préjudiciable au site en ce qu’elle retarderait la réalisation de travaux urgents et indispensables à sa protection.

Les conséquences de la violation du droit de l’UE

Quelles conséquences les autorités doivent-elles donner à la réalisation de travaux menés sans évaluation préalable ?

La Cour relève à juste titre qu’un tel sujet n’est pas abordé par la Directive « Habitats », qui n’envisage que la prévention des atteintes.

La Cour a donc mobilisé les dispositions du Traité sur l’Union européenne (TUE), dont l’article 4 impose aux États membres « d’effacer les conséquences illicites d’une violation du droit de l’Union » (principe de coopération loyale). Toutefois, cette disposition n’oblige que les États et non les particuliers.

En conséquence, la Cour estime que l’opportunité de réparer les conséquences d’une violation du droit de l’UE par un particulier et les modalités de cette réparation doivent être recherchées dans le droit national.

L’article 6 §3 de la Directive « Habitats » oblige donc les États à adopter des mesures afin de:

  • remédier aux éventuelles incidences importantes sur l’environnement de travaux exécutés sans évaluation préalable,
  • réparer le dommage causé par ces travaux.

Il n’oblige toutefois pas les États à exiger des particuliers la réparation de dommage consécutifs à des travaux réalisés sans évaluation environnementale préalable. Cette réparation par les particuliers ne peut résulter que des dispositions de droit interne applicable.

La CJUE rappelle donc par cet arrêt la marge d’appréciation laissée aux États dans la mise en œuvre des directives européennes.

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