La vache et l’antenne relais

C’est une décision pour le moins inédite qui vient d’être rendue par le juge des référés du Tribunal administratif de Clermont-Ferrand. Par une ordonnance en date du 23 mai 2022 (consultable ci-dessous), ce dernier a en effet ordonné à l’opérateur de téléphonie mobile ORANGE de suspendre le fonctionnement d’une antenne relais située en Haute-Loire, pour une durée de deux mois.

Cette décision fait suite à une démarche initiée par un éleveur de vaches laitières, dont l’exploitation est située à environ 200 mètres du pylône de téléphonie. Depuis l’installation de l’antenne en juillet 2021, l’éleveur déplore en effet la perte d’une quarantaine de vaches, sur un troupeau qui en comptait 200. Il constate également une importante baisse de la production laitière, et ce depuis les premiers jours suivant la mise en service de l’ouvrage.

L’agriculteur avait tout d’abord saisi le juge des référés du Tribunal judiciaire du Puy-en-Velay afin d’obtenir la désignation d’un expert judiciaire qui serait chargé de vérifier l’existence d’une potentielle causalité entre le fonctionnement de l’antenne et la mortalité des bêtes. Le 18 février dernier, le président du Tribunal avait fait droit à sa demande, précisant au passage qu’il ne serait pas compétent pour ordonner la suspension du fonctionnement de l’antenne afin de vérifier l’éventuelle différence de comportement des bovins et qu’il était nécessaire de s’adresser pour cela au Préfet du département de la Haute-Loire.

C’est la raison pour laquelle, par un courrier du 4 avril 2022, l’expert judiciaire a demandé au Préfet d’organiser cette suspension provisoire et informé dans le même temps le secrétaire d’Etat chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Le Préfet avait également averti ce secrétaire d’Etat, sans obtenir davantage de réponses.

Compte tenu du silence opposé à la demande de l’expert judiciaire de suspendre provisoirement le fonctionnement de l’antenne, l’éleveur de vaches laitières s’est résolu à s’adresser au Tribunal administratif de Clermont-Ferrand, via la procédure de « référé mesures utiles » prévue par l’article L. 521-3 du code de justice administrative.

L’ordonnance rendue s’avère particulièrement intéressante à plusieurs égards.

1. Le juge administratif des référés s’est estimé compétent pour statuer sur la demande

Tout d’abord, le juge se devait de répondre aux exceptions d’incompétence soulevées d’une part par le ministre de l’économie, intervenant à l’instance, et par la société FREE MOBILE, également utilisatrice de l’antenne relais.

Les arguments soulevés à l’appui de cette exception consistaient à soutenir qu’en présence d’un litige entre deux personnes privées (l’exploitation agricole et la société gestionnaire de l’antenne) et en l’absence de personne publique ou de personne chargée d’une mission de service public, le juge administratif devait se déclarer incompétent.

La réponse apportée par le juge des référés, qui relève l’existence d’une « une police spéciale des communications électroniques confiée à l’Etat », vient s’inscrire dans la droite ligne de choix jurisprudentiels établis depuis plusieurs années :

« 5. Par suite, l’action tendant, quel qu’en soit le fondement, à obtenir l’interruption, même provisoire, de l’émission, l’interdiction de l’implantation, l’enlèvement ou le déplacement d’une station radioélectrique régulièrement autorisée et implantée sur une propriété privée ou sur le domaine public, au motif que son fonctionnement serait susceptible de compromettre la santé des personnes vivant dans le voisinage ou de provoquer des brouillages implique, en raison de son objet même, une immixtion dans l’exercice de la police spéciale dévolue aux autorités publiques compétentes en la matière. Nonobstant le fait que les titulaires d’autorisations soient des personnes morales de droit privé et ne soient pas chargés d’une mission de service public, il n’appartient qu’au juge administratif, par application du principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires, de connaître d’une telle action. »

Ce raisonnement vient appliquer la solution adoptée par le Tribunal des conflits (Tribunal des Conflits, 14 mai 2012, C3846) puis suivie par la Cour de cassation (Cass., 3e Civ., 19 décembre 2012, n°11-23.566). Selon cette solution, le juge judiciaire demeure en revanche compétent « pour connaître des litiges opposant un opérateur de communications électroniques à des usagers ou à des tiers, d’une part, aux fins d’indemnisation des dommages causés par l’implantation ou le fonctionnement d’une station radioélectrique qui n’a pas le caractère d’un ouvrage public, d’autre part, aux fins de faire cesser les troubles anormaux de voisinage liés à une implantation irrégulière ou un fonctionnement non conforme aux prescriptions administratives ou à la preuve de nuisances et inconvénients anormaux autres que ceux afférents à la protection de la santé publique et aux brouillages préjudiciables ».

2. Compte-tenu de son caractère provisoire, la demande ne fait pas obstacle à l’exécution des autorisations ARCEP et ANFR

Le juge des référés dût également se prononcer sur une fin de non-recevoir soutenant que la demande de l’éleveur était irrecevable car faisant obstacle à l’exécution d’une décision administrative, contrairement à ce qu’exige l’article L. 521-3 du code de justice administrative.

Les parties ayant soulevé cette fin de non-recevoir considéraient que cette condition n’était pas réunie puisque la suspension du fonctionnement de l’antenne relais aurait pour effet de compromettre deux décisions administratives :

  • une autorisation d’utilisation des fréquences délivrée par l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP),
  • une autorisation d’implantation de l’antenne octroyée par l’Agence nationale des fréquences (ANFR).

Le juge des référés écarte cependant cette argumentation compte-tenu notamment du caractère provisoire de la suspension du fonctionnement de l’antenne :

« 7. Pour prévenir ou faire cesser un péril dont il n’est pas sérieusement contestable qu’il trouve sa cause dans l’action ou la carence de l’autorité publique, le juge des référés peut, en cas d’urgence, être saisi sur le fondement de l’article L. 521-3 du code de justice administrative afin qu’il enjoigne à l’autorité publique, sans faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative de prendre des mesures conservatoires destinées à faire échec ou à mettre un terme à ce péril. Il peut, en particulier, suspendre la mise en œuvre d’une action décidée par l’autorité publique et, le cas échéant, déterminer, au besoin après expertise, les mesures permettant la reprise de cette mise en œuvre en toute sécurité. Compte tenu de l’objet seulement provisoire de la mesure sollicitée par le GAEC de Coupet, sa demande fondée sur les dispositions de l’article L. 521-3 du code de justice administratif ne fait pas obstacle à l’exécution d’une décision administrative. Par suite, la fin de non-recevoir soulevée par le ministre de l’économie, des finances et de la relance doit être écartée. »

3. La demande de suspension de l’antenne relais présente un caractère d’urgence et d’utilité

Il restait au juge des référés à se prononcer sur le bien-fondé de la demande basée sur l’article L. 521-3 du code de justice administrative, ce qui impliquait de caractériser l’existence d’une urgence et du caractère utile de la mesure demandée.

Pour estimer remplie la condition d’urgence, le magistrat s’est fondé notamment sur les considérations suivantes :

  • la mort de 40 vaches laitières depuis l’installation de l’antenne, sur un cheptel contenant 200 animaux,
  • la baisse importante de production moyenne de lait en 2021 et 2022 par rapport aux années 2019 et 2020,
  • le fait que l’expert judiciaire ait indiqué que le cheptel était en état « de réelle souffrance » et que l’urgence à suspendre le fonctionnement de l’antenne était avérée.

De plus, le juge note que ni le courrier du 14 avril 2022, ni l’information au sujet de la situation par le Préfet depuis septembre 2021, n’ont conduit le secrétaire d’Etat chargé de la transition numérique et des communications électroniques à apporter la moindre réponse. Selon le juge, le fait qu’un nouveau gouvernement se mette actuellement en place ne permettra pas d’apporter une réponse rapide à la situation.

Enfin, le juge des référés considère que la mesure de suspension du fonctionnement de l’antenne relais présente un caractère utile car elle permettra d’établir un lien potentiel entre l’ouvrage et le comportement des bovins. Le magistrat s’appuie notamment sur l’ordonnance du juge judiciaire ayant désigné l’expert, selon laquelle l’interruption temporaire de l’antenne « aurait le mérite de permettre de constater in situ l’éventuelle différence de comportement des bovins […] lorsque l’antenne n’émet plus […] ».

En application de l’ordonnance, l’opérateur ORANGE dispose d’un délai de trois mois au plus pour organiser l’interruption de l’antenne pendant deux mois et planifier notamment, en concertation avec le Préfet, la sécurité et les appels de secours dans la zone.

Alors que la question des effets sanitaires des ondes électromagnétiques émises par les antennes relais fait régulièrement débat, nul doute que les conclusions du rapport d’expertise et leurs suites judiciaires seront particulièrement attendues.

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