Dans un récent arrêt du 19 février 2025, la Cour administrative d’appel de Lyon a retenu la responsabilité de l’État dans l’insuffisance des mesures prises pour réduire la pollution de l’air dans la vallée de l’Arve (Haute-Savoie). Cette décision s’inscrit dans une tendance jurisprudentielle récemment amorcée, venant faciliter la démonstration du lien de causalité et donc l’indemnisation des victimes des carences de l’État à se mettre en conformité avec ses obligations en matière de lutte contre la pollution de l’air.
Contexte réglementaire
Les objectifs de qualité de l’air, les seuils d’alerte et les valeurs limites en matière d’émissions de polluants atmosphériques sont fixés à l’article R.221-1 du Code de l’environnement. Ces valeurs limites sont fixées au niveau européen par la directive n° 2008/50/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur en Europe. S’agissant d’une obligation de résultat, le simple constat d’un dépassement de ces seuils est de nature à engager la responsabilité de l’État (Voir sur ce point l’arrêt de la CJUE du 19 novembre 2014, ClientEarth. C-404/13).
Résumé de l’affaire
En l’espèce, les faits remontent à mai 2018. Une famille résidant à Passy (Haute-Savoie) avait adressé à l’État une demande d’indemnisation des préjudices caractérisés notamment par les maladies respiratoires contractées par son enfant depuis sa naissance. Ils reprochaient à l’État sa faute commise dans l’exécution des obligations de lutte contre la pollution, en raison de l’insuffisance des mesures prises pour réduire les émissions de polluants au-dessous des seuils fixés par le Code de l’environnement. Face au rejet de leur demande, les parents de l’enfant ont saisi le tribunal administratif de Grenoble pour faire reconnaître la carence de l’État.
Par un jugement du 24 novembre 2020, le tribunal administratif de Grenoble a reconnu la responsabilité de ce dernier au titre du non-respect des seuils d’émissions réglementaires. Il a toutefois rejeté leur demande indemnitaire au motif que l’existence d’un lien de causalité entre le développement ou l’aggravation des pathologies de l’enfant et les carences de l’État n’était pas suffisamment caractérisé.
Par un arrêt avant-dire droit, la Cour administrative d’appel de Lyon a confirmé l’existence d’une faute de l’État du fait du dépassement des valeurs limites de concentration des polluants. Elle a également ordonné une expertise afin d’apprécier la relation entre la carence fautive et les préjudices.
A l’issue de l’expertise, la Cour a rendu son arrêt sur le fond. Elle y constate que les pathologies de l’enfant ont bien été aggravées par la pollution, notamment lors des pics de pollution. S’appropriant les conclusions de l’expertise, la Cour estime que le facteur attribuable à la pollution dans la survenance des épisodes respiratoires de l’enfant peut être estimé entre 10 et 20%. Partant, les juges ordonnent à l’État d’indemniser les dommages causés du fait de sa carence.
1) La confirmation d’une jurisprudence favorable aux victimes
Cet arrêt du 19 février 2025 s’inscrit dans un courant jurisprudentiel qui tend à reconnaître le lien de causalité entre les carences de l’État en matière de lutte contre la pollution de l’air et les pathologies respiratoires. Cette approche avait déjà été amorcée par deux arrêts de la Cour administrative d’appel de Paris en date du 9 octobre 2024. Dans un premier arrêt [1], la victime souffrait d’otites notamment lors des pics de pollution tandis que dans le second [2], la victime souffrait de bronchiolites depuis sa naissance en région parisienne.
La carence fautive de l’État est depuis plusieurs années reconnue par les tribunaux en matière de pollution de l’air (TA Montreuil, 25 juin 2019, n° 1802202, CAA Paris, 21 déc. 2022, n° 19PA02868, 19PA02869 et 19PA02873 ou encore CAA Lyon, 29 nov. 2021, n° 19LY04397). Toutefois le lien de causalité restait un obstacle difficile à franchir pour les victimes. Elles se heurtaient à la difficulté d’imputer les dépassements des seuils de concentration en polluants à leur(s) pathologie(s).
Les deux arrêts de la Cour administrative d’appel de Paris du 9 octobre 2024, confirmés par l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon du 19 février 2025, témoignent d’une approche novatrice adoptée par les juges, qui déplacent le curseur dans l’appréciation de l’origine du dommage.
(i) La contribution de la faute de l’État dans l’aggravation du préjudice
Ces affaires consacrent le passage d’une vision strictement déterministe à une conception probabiliste du lien causal.
Dans la première affaire jugée par la Cour administratif d’appel de Paris le 9 octobre 2024 (n°23PA03742), les deux victimes souffraient de maladies de la sphère oto-rhino-laryngologique (otites). S’agissant de la seconde affaire (n°23PA03743), l’enfant souffrait quant à lui de bronchiolites à répétition, à la suite d’un diagnostic d’asthme du nourrisson posé un an après sa naissance. Dans le cadre de l’affaire jugée par la Cour administratif d’appel de Lyon le 19 février 2025, l’enfant souffraient de maladies respiratoires provenant d’infections virales.
L’ensemble de ces maladies relevaient du champ des infections virales, ayant ainsi pour origine un virus (dont on ne saurait raisonnablement imputer l’origine à l’État). Toutefois, les juges relèvent dans des termes identiques que l’incidence de la pollution ou les pics de pollution doivent être regardés « comme étant en lien de causalité directe non pas avec les pathologies de l’enfant, mais avec l’aggravation de celles-ci. ».
C’est ainsi cette notion « d’aggravation » qui est retenue pour caractériser la responsabilité de l’État, allégeant ainsi la charge de la preuve pour les victimes.
Le recours à l’expertise est crucial pour permettre l’attribution du rôle de l’État dans ces maladies. Dans les deux cas, les rapports d’expertise permettent de confirmer :
- Le lien entre les augmentations de concentration de particules dans l’air et la survenance des symptômes ;
- Le fait que la pollution est l’un des facteurs pouvant intervenir sur la répétition d’épisodes infectieux.
Reconnaître une responsabilité partielle de l’État, qui correspond à la part attribuée à son inaction dans les pathologies provoquées par la pollution de l’air, est davantage cohérent avec les données scientifiques, qui tiennent compte de causes multifactorielles.
(ii) Un lien de causalité caractérisé par un faisceau d’indices
L’apport des juges lyonnais dans l’arrêt du 19 février 2025, qui confirme l’approche déjà retenue par les juges parisiens dans les arrêts du 9 octobre 2024, est que la circonstance qu’il y ait d’autres facteurs aggravants des pathologies n’est pas de nature à remettre en cause le lien de causalité.
Dans l’affaire soumise aux juges lyonnais, l’existence d’autres facteurs, à savoir la présence d’un chat, le tabagisme passif ou encore l’exposition de produits chimiques domestiques a été relevée. Ils ont toutefois constaté que ces éléments ne sauraient exclure la responsabilité de l’État dans la mesure où la carence de ce dernier a joué un rôle dans l’aggravation des dommages. L’expertise a ainsi attribué la part de la responsabilité de l’État dans l’aggravation des dommages entre 10 et 20 %.
Dans le premier arrêt de la CAA de Paris du 9 octobre 2024 (l’enfant souffrant d’otites), la juridiction avait constaté qu’aucun élément extérieur n’était considéré comme étant à l’origine de ces symptômes, puisque les parents n’étaient pas fumeurs. Par ailleurs, leur appartement ne contenait pas d’éléments favorisant ces symptômes et la requérante était négative aux tests allergologiques.
Dans le second arrêt de la CAA de Paris du 9 octobre 2024 (l’enfant souffrant de bronchiolites), la part attribuable à la pollution dans les bronchiolites sévères avait été évaluée entre 30 et 50 % [3].
Un paramètre semble avoir été déterminant dans les deux affaires du 9 octobre 2024 : l’amélioration de l’état de santé de l’enfant à la suite du déménagement de sa famille.
Ainsi, dans l’une des affaires jugée par la CAA de Paris, les juges constataient qu’« à la suite du déménagement de la famille à Agde en août 2017, l’enfant a connu une amélioration spectaculaire de son état de santé, qui, selon le rapport d’expertise, « témoigne très probablement pour partie d’une diminution du risque inflammatoire lié à la pollution« . La Cour relève toutefois que l’amélioration météorologique et le changement d’environnement domestique peuvent également avoir joué un rôle. Dans la deuxième affaire parisienne, une amélioration nette de l’état de santé avait également été observée à la suite du déménagement en dehors de la région parisienne.
Enfin, et dans l’ensemble de ces arrêts, les Cours administratives d’appel font application d’une jurisprudence constante, selon laquelle plusieurs facteurs peuvent participer à la réalisation du dommage, sans que cela ne soit un obstacle à l’établissement d’un lien direct et certain entre une faute spécifique et le dommage (voir par exemple CE, 7 mars 1969, n°69967 ou encore CE, Ass, 3 mars 2004, n°241150).
Si cette jurisprudence est fondamentale pour renforcer la pression sur l’État dans l’atteinte de ses objectifs en matière de qualité de l’air, le montant particulièrement faible des indemnisations au titre des souffrances endurées, à savoir 4000 euros pour l’arrêt de Lyon et 2000 dans chacune des instances de Paris, témoigne d’un nécessaire besoin de maturité dans l’appréciation des préjudices corporels ayant une origine environnementale devant le juge de la responsabilité.
2) Une reconnaissance alignée avec le droit de l’Union européenne
Le 23 octobre 2024 est entrée en vigueur la nouvelle directive visant à renforcer les normes liées à la qualité de l’air et à favoriser l’indemnisation des personnes. L’article 28 de la directive est relatif à l’indemnisation des dommages pour la santé humaine.
Cette directive intervient après un arrêt de la CJUE (l’affaire C‑61/21 du 22 décembre 2022) par lequel la Cour avait rejeté la demande d’indemnisation d’un particulier du fait de l’aggravation de son état de santé en raison de la dégradation de la qualité de l’air ambiant dans l’agglomération de Paris. La Cour avait estimé que si les dispositions de la directive 2008/50/CE sur la qualité de l’air poursuivaient un objectif général de protection de la santé humaine et de l’environnement, elles n’avaient pas pour objet de conférer des droits individuels aux particuliers à obtenir l’indemnisation d’un éventuel préjudice subi du fait de la dégradation de la qualité de l’air.
La CJUE rappelait néanmoins que la responsabilité de l’État pouvait être engagée sur le fondement du droit interne.
En France, l’inexécution par l’État de ses obligations en matière de lutte contre la pollution s’est traduite par plusieurs décisions rendues par le Conseil d’État entre 2017 et 2023. La première condamnation est intervenue le 12 juillet 2017 et a conduit à la reconnaissance de la responsabilité de l’État français en raison de sa carence dans l’adoption des mesures nécessaires pour faire respecter les seuils européens de pollutions de l’air. Faute d’amélioration satisfaisante constatée en 2020, le Conseil d’État a prononcé une astreinte, dont il a procédé à la liquidation en 2021 et 2022 au regard de l’inaction de l’État. En 2023, l’État a une nouvelle fois été condamné au paiement de deux astreintes minorées de 5 millions d’euros pour le second semestre 2022 et le premier de 2023.
Toutefois, aucune de ses décisions ne visait à reconnaître des droits individuels aux particuliers à obtenir l’indemnisation d’un éventuel préjudice subi du fait de la dégradation de la qualité de l’air.
Face aux carences persistantes de l’État français à réduire la pollution de l’air sur son territoire, il devenait nécessaire de renforcer l’accès à la justice pour les victimes dont la santé est directement affectée par les carences de l’État.
Désormais, l’article 28 de la Directive (UE) 2024/2881 prévoit la réparation des dommages causés par une violation des règles nationales transposant ses exigences en matière de qualité de l’air, de manière délibérée ou par négligence des autorités compétentes.
Le déplacement des contentieux en annulation devant le juge de la responsabilité, avec des opportunités indemnitaires au bénéfice des particuliers victimes des carences de l’État, pourrait l’exposer à de nouvelles perspectives contentieuses. En effet, le futur de l’engagement de la responsabilité étatique en matière de pollution de l’air s’annonce plutôt positif pour les victimes.
L’on pourrait même s’interroger, à l’aune de la tendance, si la récurrence des condamnations à la fois européennes [4] et nationales en matière de pollution de l’air pourrait ouvrir la voie à une présomption d’imputabilité, sur le même modèle que l’amiante ou encore des pollutions diffuses causées par des activités industrielles[5], du fait des carences structurelles de l’État à prendre les mesures de prévention des risques…. Affaire à suivre !
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[1] 24 oct. 2019, aff. C-636/18 et CJUE 28 avr. 2022, aff. C-286 /21
[2] CJUE Grande chambre, 9 mars 2010, Raffinerie Méditerranée, Affaire C-378/08.