
Le 3 septembre 2025, la Cour administrative d’appel (CAA) de Paris a rendu un arrêt revêtant une importance majeure en matière de protection de la biodiversité et de la santé humaine.
Plus particulièrement, cette décision se révèle emblématique de la manière dont les juges peuvent (et doivent !) s’emparer des données scientifiques qui leur sont soumises lorsqu’ils sont amenés à juger d’affaires environnementales et plus particulièrement celles relatives au préjudice écologique.
I. Contexte procédural
En janvier 2022, les associations de la coalition Justice pour le Vivant, (incluant Notre Affaire à Tous, Pollinis, Biodiversité sous nos Pieds, l’ASPAS et ANPER-TOS) ont introduit un recours en responsabilité à l’encontre de l’État français. Les requérantes lui reprochent d’être à l’origine d’un préjudice écologique généré par ses carences et insuffisances en matière d’évaluation des risques et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, dont les protocoles d’évaluation sont élaborés par l’Anses1.
Par un jugement du 29 juin 2023, le Tribunal administratif de Paris a partiellement fait droit aux moyens formés devant lui. Il a, d’une part, reconnu l’existence du préjudice écologique allégué. L’État a en conséquence été enjoint de prendre toutes les mesures utiles de nature à résorber ce préjudice et prévenir son aggravation. Cette injonction imposait notamment de réduire l’autorisation des produits phytosanitaires de manière à suivre la trajectoire prévue par les plans Ecophyto et de prendre également toutes mesures utiles en vue de restaurer et protéger les eaux souterraines contre les incidences induites par ces produits.
Le Tribunal a toutefois rejeté les demandes de modification des procédures d’évaluation des produits phytosanitaires avant mise sur le marché, refusant de reconnaître un lien de causalité direct et certain entre leurs carences identifiées et le préjudice écologique reconnu.
Saisie d’un appel formé à la fois par les associations et par l’État, la Cour administrative d’appel de Paris a rendu à la fin de l’été sa décision.
II. Portée de l’arrêt
1. La confirmation du préjudice écologique
Dans le jugement du 29 juin 2023, le Tribunal administratif a retenu l’existence d’un préjudice écologique résultant d’une part, de la contamination généralisée, diffuse, chronique et durable des eaux et des sols par les substances actives de produits phytopharmaceutiques ainsi que du déclin de la biodiversité et de la biomasse, et d’autre part du fait de l’atteinte aux bénéfices tirés par l’homme de l’environnement.
La Cour administrative d’appel confirme l’existence de ce préjudice sous tous ces aspects.
Il convient de rappeler que la responsabilité du préjudice écologique est initialement une notion de droit privé, codifiée aux articles 1246 et suivants du Code civil.
Pour pallier l’absence d’équivalent en droit administratif de ce concept de responsabilité civile, la jurisprudence a admis, à l’occasion du contentieux climatique l’Affaire du Siècle2, que les personnes morales de droit public pouvaient également être à l’origine d’un préjudice écologique, et voir leur responsabilité engagée devant la juridiction administrative.
La CAA confirme ici l’existence d’un préjudice écologique causé par le recours massif aux produits phytosanitaires, caractérisé de plusieurs manières.
Premièrement, la CAA entérine la reconnaissance d’une contamination généralisée de l’environnement, notamment celle des masses d’eau et des sols. Elle s’appuie en cela, sur les études produites par les associations, lesquelles font état tant du large spectre des espèces des sols impactées bien que non ciblées volontairement, que de la lente dégradation des substances.
Ensuite, s’agissant du déclin de la biodiversité et de la biomasse en particulier, la CAA s’appuie à nouveau sur les diverses études produites par les associations et qui caractérisent la baisse significative des populations animales et végétales. Celles-ci visent un large panel d’espèces concernées, de l’anguille à la chauve-souris, ainsi que les impacts indirects pour la survie des insectes, via la disparition des espèces florales qui constituent la base de leur régime alimentaire.
Il convient enfin de saluer la caractérisation de l’atteinte non négligeable aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement, définie par la Cour comme intégrant la diminution des ressources tirées de l’environnement ainsi que l’atteinte à la santé des populations dépendantes d’un environnement sain. La CAA confère une valeur juridique à la présomption de lien entre l’exposition aux pesticides et le développement de nombreuses maladies, établi par rapport de l’INSERM3. La cour reconnait au contentieux écotoxicologique un lien ténu avec la protection de la santé humaine.
2. La responsabilité de l’État s’agissant des procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques
Dans le jugement du 29 juin 2023, le Tribunal avait rejeté les demandes relatives à la régularisation des procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des pesticides. Le juge de première instance a estimé que l’existence d’un lien de causalité suffisamment certain n’était pas démontrée entre les insuffisances de ces procédures et le préjudice écologique observé. La CAA n’a pas suivi cette appréciation.
Pour rappel, la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et les protocoles d’évaluation des risques pour la santé et l’environnement des substances sont régis par le règlement européen du 21 octobre 20094. Ce règlement, dit « PPP » (pour Produits phytopharmaceutiques) soumet la mise sur le marché de ces produits à une double procédure d’autorisation : les substances actives contenues dans ces produits sont d’abord approuvées par la Commission européenne (articles 4 à 21) sur avis de l’agence européenne de sécurité des aliments (EFSA) ; puis l’autorisation de mise sur le marché des produits relève de la compétence des États membres (articles 28 à 39).
La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) est par la suite venue préciser les marges de manœuvre dont disposent les États membres s’agissant de la mise sur le marché de ces produits.
Dans l’arrêt dit Blaise du 1er octobre 20195, mentionné par la CAA de Paris dans l’arrêt commenté, la CJUE a rappelé que les États membres ont la responsabilité d’assurer une protection au moins équivalente à celle découlant du principe de précaution, tel que défini par le droit français6.
En effet, le règlement PPP est fondé, selon son article 1, sur ce principe cardinal du droit de l’Union européenne, consacré par l’article 191§2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). La CAA confirme ainsi l’identité de valeur du principe de précaution, tant dans sa définition européenne que nationale.
La mise en œuvre de ce principe suppose, toujours selon l’arrêt Blaise, « une évaluation globale fondée sur les données scientifiques disponibles les plus fiables ainsi que les résultats les plus récents de la recherche internationale et de ne pas donner dans tous les cas un poids prépondérant aux études fournies par le demandeur »7 La CJUE avait donc ici dressé le premier pilier permettant de rendre le principe de précaution effectif : la nécessaire prise en considération d’études provenant de sources crédibles et à jour.
La CJUE a par la suite affiné son interprétation en y ajoutant que « lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée de risques, notamment pour l’environnement, des mesures de protection peuvent être prises sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées »8. Outre l’exigence d’une base documentaire suffisante, le principe de précaution doit ainsi se matérialiser par l’engagement de mesures face à l’incertitude.
Dans deux arrêts impliquant l’association PAN (Pesticides Action Network) rendus le même jour9, la CJUE a réitéré sa position. Il a en conséquence été considéré qu’un État pouvait retirer une autorisation ou ne pas autoriser un PPP lorsque les connaissances scientifiques ou techniques les plus fiables indiquent que ce produit peut présenter « un effet nocif immédiat ou différé sur la santé humaine ou animale ou des effets inacceptables sur l’environnement ».
Ces arrêts PAN ont en outre été l’occasion pour le juge européen d’établir qu’au cours de l’évaluation des risques, les États membres peuvent s’écarter des documents d’orientation élaborés par l’EFSA, qui sont des guides scientifiques de bonnes pratiques, lorsqu’ils estiment que ces documents ne reflètent pas suffisamment l’état actuel des connaissances scientifiques et techniques. Dans l’arrêt du 3 septembre 2025 ici commenté, la CAA prend acte de la jurisprudence européenne. Elle constate que l’Anses ne fonde pas systématiquement son évaluation des risques sur les données scientifiques disponibles les plus récentes, et qu’elle se cantonne à des documents d’orientation souvent obsolètes. La Cour retient en conséquence que ces insuffisances conduisent à sous-estimer les effets chroniques et sublétaux (et plus globalement des effets indirects des pesticides), les interactions entre les substances, ou encore leurs conséquences sur les espèces non ciblées. Ce faisant, elle reconnaît le caractère certain et direct du lien de causalité entre cette sous-estimation et le préjudice écologique caractérisé.
Cette décision s’inscrit dans un contexte d’un contrôle accru des juridictions quant à la suffisance et la crédibilité des données scientifiques venant fonder des décisions administratives, particulièrement celles en lien avec l’usage de produits phytopharmaceutiques. Il conviendra de rappeler à cet égard l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille du 28 février 202510 et plus récemment celui de la Cour administrative d’appel de Toulouse du 10 avril 202511, qui ont annulé des autorisations de mise sur le marché de produits du fait de l’absence d’évaluation concernant les risques pour la biodiversité et les espèces non-cibles.
Il en résulte une imprégnation inévitable de l’épistémologie, qui dépasse la question du fondement scientifique pour aborder celle de la critique des sources qui le sous-tendent, dans le contentieux environnemental.
Cette décision est donc salutaire. Son exécution méritera d’être suivie de près, d’autant que le juge exige d’ores et déjà la mise en place d’un calendrier prévisionnel de réexamen des autorisations de mises sur le marché concernées.
- Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail ↩︎
- Voir notamment Tribunal administratif de Paris, 3 février 2021, n° N°1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4-1, Association Oxfam France et autre ↩︎
- https://www.inserm.fr/expertise-collective/pesticides-et-sante-nouvelles-donnees-2021/ ↩︎
- Règlement (CE) n°1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil. ↩︎
- CJUE, 1er octobre 2019, Blaise, aff. C-616/17 ↩︎
- Charte de l’environnement, article 5. ↩︎
- CJUE, 1er octobre 2019, aff. C-616/17, §46 ↩︎
- CJUE, 6 mai 2021, C-499/18, pt 80. ↩︎
- CJUE, 25 avr. 2024, n° C-308/22, PAN c. College voor de toelating van gewasbeschermingsmiddelen en biociden ; CJUE, 25 avr. 2024, n° C-309/22, PAN c.BASF Nederland et Adama ↩︎
- Cour administrative d’appel de Marseille, 2ème chambre, 28 février 2025, 24MA00675 ↩︎
- Cour administrative d’appel de Toulouse, 1ère Chambre, Arrêt nº 23TL01651 du 10 avril 2025, Requête nº 25088, §9 ↩︎
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