La jurisprudence en matière de biodiversité fut particulièrement riche lors de ce mois de novembre 2024. Il convient de revenir sur trois décisions du Conseil d’État qui ont marqué l’actualité en matière de contentieux liés à des dérogations « espèces protégées », dans un contexte de développement de projets éoliens.
Le maître mot du Conseil d’État dans ces décisions semble être l’effectivité. D’abord, celle des mesures prises pour réduire les risques d’atteintes aux espèces protégées, ensuite celle des procédures menées par les services instructeurs et enfin celle des décisions des juridictions administratives.
Dérogation « espèces protégées » et article L.511-1 du code de l’environnement
Faits de l’arrêt
Le 10 septembre 2020, le préfet de la Charente-Maritime a délivré une autorisation unique portant sur une installation de production d’électricité utilisant l’énergie mécanique du vent, comprenant quatre éoliennes.
Par un arrêt du 8 juin 2023, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé cet arrêté au motif que le projet litigieux serait de nature à porter atteinte à l’avifaune, et en particulier à l’outarde canepetière, espèce particulièrement vulnérable.
Le Conseil d’État, saisi par la société bénéficiaire et le ministère concerné, a confirmé cette décision par une décision du 6 novembre 2024 (n°477317).
Sens et portée de la décision
L’intérêt est ici que pour prononcer l’annulation de l’arrêté, la Cour ne s’est pas fondée sur le moyen tiré de ce que le projet n’avait pas fait l’objet d’une demande de dérogation au titre des espèces protégées, mais sur les dispositions générales de l’article L.511-1 du Code de l’environnement.
Cet article cardinal de la législation sur les installations classées permet aux projets industriels, commerciaux ou encore agricoles de ne pouvoir être mis en œuvre que s’il est démontré qu’ils ne porteront pas atteinte à protection de la nature, à l’environnement ou aux paysages, qualifiés entre autres d’intérêts à protéger.
Dans le présent cas, le Conseil d’État a validé l’approche de la Cour administrative d’appel, estimant que l’impact sur l’environnement, et en particulier sur l’outarde canepetière, était incompatible avec cette règle générale. Selon les juges, les mesures compensatoires qui auraient pu être envisagées dans le cadre d’une dérogation n’auraient pas suffi à éviter ces impacts graves.
Cette décision apporte des éclaircissements intéressants sur l’articulation entre la police des dérogations « espèces protégées » et la police des installations classées.
La police des dérogations « espèces protégées », fondée sur l’article L. 411-2 du Code de l’environnement, conditionne l’autorisation d’un projet à l’obtention d’une dérogation lorsque la réalisation d’un projet risque de porter atteinte à des espèces protégées ou à leur habitat.
Lorsque le dossier du pétitionnaire ne comporte pas une telle dérogation, le juge peut suspendre l’examen de la légalité du projet jusqu’à ce que cette dérogation soit obtenue[1]. Le Conseil d’État s’est déjà prononcé sur cette hypothèse, estimant que (i) si les vices qui entachent l’autorisation environnementale délivrée sont régularisables et (ii) si le juge est saisi de conclusions en ce sens, ce dernier est tenu de surseoir à statuer (Conseil d’État, 11 mars 2020, Sté Eqiom, n° 423164).
En l’espèce, le Conseil d’État relève qu’au regard des effets du projet (perte de territoire de reproduction de l’outarde alors même « que la sauvegarde de cette espèce implique de conserver un noyau dynamique de population pour permettre la dispersion des individus vers les autres zones favorables avoisinantes »), la dérogation n’aurait pas permis de préserver la survie locale de l’outarde canepetière. Le caractère éventuellement régularisable du vice, par l’obtention d’une dérogation « espèces protégées », est écarté en raison de la gravité des risques sur l’avifaune.
Bien que la dérogation « espèces protégées » soit un moyen pour le pétitionnaire de respecter les prescriptions de l’article L.511-1 du Code de l’environnement, cela n’empêche donc pas le juge de censurer un projet en se fondant directement sur cette dernière disposition lorsqu’il est évident que l’atteinte portée aux espèces serait trop importante.
Seront enfin rappelés les termes de l’article L.181-3 du Code de l’environnement, selon lesquels « L’autorisation environnementale ne peut être accordée que si les mesures qu’elle comporte assurent la prévention des dangers ou inconvénients pour les intérêts mentionnés aux articles L. 211-1 et L. 511-1 […] ».
En mobilisant les dispositions de l’article L.511-1 du code de l’environnement pour censurer un projet éolien sans permettre le dépôt d’une demande de dérogation « espèces protégées », cet arrêt participe à l’effectivité des décisions du juge administratif et contribue à éviter l’engorgement inutile des services préfectoraux, saisis de demandes de dérogations manifestement vouées à l’échec.
[1] Article L.181-18 du code de l’environnement.
Dérogation « espèces protégées » et effectivité des mesures de réduction
Faits de l’arrêt
Une société d’exploitation d’un parc éolien s’est vue délivrer en juin 2013 des permis de construire et une autorisation d’exploiter. En août 2020, un rapport de la DREAL a fait état de cas de mortalité de chiroptères et d’oiseaux protégés, notamment de trois milans royaux, au pied des éoliennes. Tirant les conséquences de ce rapport, en août 2020, le préfet de la Côte d’Or , a imposé à la société de nouvelles prescriptions destinées à prévenir les collisions mortelles entre les milans royaux et le parc éolien.
Le 7 décembre 2020, le préfet de la Côte-d’Or a refusé la demande de deux associations d’enjoindre à l’exploitant d’obtenir une demande de dérogation « espèces protégées ». Par un arrêté du 6 septembre 2021, il a toutefois fixé des prescriptions complémentaires destinées à prévenir les collisions mortelles entre les chiroptères et les éoliennes.
Les associations ont sollicité l’annulation de ces deux décisions, et ont demandé à la Cour administrative d’appel de Lyon d’enjoindre à la société de déposer une demande de dérogation « espèces protégées », au motif que le parc éolien serait exploité sur une zone de passage de nombreuses espèces d’avifaunes protégées. La Cour ayant rejeté leur demande, elles se sont pourvues en cassation.
Par un arrêt du 6 novembre 2024 (n°471372), le Conseil d’État admet le pourvoi et annule l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon.
Sens et portée de la décision
Dans sa décision, le Conseil d’État estime que :
- Le risque d’atteinte aux espèces protégées que présente le parc est avéré ;
- les mesures de réduction prescrites par l’arrêté préfectoral de 2020 ne présentaient pas des garanties d’effectivité telles qu’elles permettaient de diminuer de manière suffisante le risque de destruction de milans royaux. En effet, les pièces produites ont mis en évidence les limites du dispositif de bridage ayant pour objectif un effarouchement sonore et une déviation de leur trajectoire en vol en dehors de la zone de survol des pales ;
- une part significative des chiroptères ne sera pas protégée, estimant que les mesures de bridage prévues par l’arrêté de 2021 ne pourront prévenir efficacement les atteintes à tous les spécimens.
En confrontant le risque élevé d’atteinte mortelle aux espèces protégées sur le site, et l’insuffisance des mesures de réduction prévues par l’arrêté préfectoral, le Conseil d’État en conclut que les juges d’appel ont inexactement qualifié les faits. L’affaire a été renvoyée devant la Cour administrative de Lyon.
En cas d’atteinte avérée à des espèces protégées, il appartient à l’autorité préfectorale de veiller à l’effectivité des mesures de réduction qu’elle prescrit, de sorte que les risques d’atteinte à ces espèces soient suffisamment diminués. A défaut, il lui incombera d’enjoindre l’exploitant à déposer une demande de dérogation « espèces protégées ».
Dérogation « espèces protégées » et délai de régularisation
Faits de l’arrêt
Le 22 juillet 2019, le préfet de la Charente-Maritime a délivré une autorisation à une société pour la construction et l’exploitation d’une ferme éolienne comprenant huit aérogénérateurs. La Ligue de Protection des Oiseaux (LPO) a introduit un recours pour solliciter l’annulation de cet arrêté au motif que le pétitionnaire n’avait pas sollicité de dérogation « espèces protégées ». Le terrain se situait pourtant dans une zone sensible abritant de nombreuses espèces de chiroptères.
Par un arrêt du 21 mars 2023, la Cour administrative d’appel de Bordeaux (i) a estimé qu’une telle dérogation était requise au regard des caractéristiques écologiques du site, (ii) a sursis à statuer et (iii) a enjoint à l’exploitant d’obtenir ladite dérogation dans un délai de quatre mois pour régulariser sa situation. Ce dernier, estimant le délai trop court, a formé un pourvoi devant le Conseil d’État.
Sens et portée de l’arrêt
Par un arrêt du 18 novembre 2024 (n°474372), le Conseil d’État a rejeté ce pourvoi.
D’une part, le Conseil d’État confirme l’arrêt en ce qu’il a relevé que les mesures de réduction prévues dans l’étude d’impact n’étaient pas de nature à diminuer le risques pour les chiroptères.
Ces mesures consistaient en la mise en place d’un plan de bridage et la désactivation des détecteurs de mouvement sur l’éclairage extérieur des éoliennes. Le Conseil d’État relève « l’absence de certitude sur la fiabilité du dispositif proposé » et en conclut que le projet est de nature à affecter la conservation des espèces et leurs habitats. Le Conseil d’État en déduit ainsi que l’obtention de la dérogation « espèces protégées » est donc essentielle. Il conviendra de rappeler ici que le juge a l’obligation de tenir compte des mesures de réduction pour apprécier si une dérogation est nécessaire (Avis du Conseil d’État, 9 décembre 2022, n° 463563).
D’autre part, et là est le cœur du contentieux, la Cour a fixé un délai au cours duquel le pétitionnaire doit demander, obtenir et notifier à la juridiction la dérogation requise. Ce délai n’est pas arbitraire et tient compte de différents critères, notamment les mesures à prendre pour régulariser les vices identifiés et les contraintes identifiées par les parties.
Le Conseil d’État rappelle que ce délai n’est pas une contrainte stricte :
- le juge doit tenir compte des mesures de régularisation, y compris lorsque l’exploitant les lui a adressées au-delà du délai fixé, dès lors qu’il est encore en mesure d’en tenir compte dans son appréciation de la légalité ;
- tant qu’aucune décision au fond n’est intervenue, la légalité de la mesure de régularisation peut être débattue entre les parties, sans condition de délai.
En l’espèce, la Cour administrative d’appel avait sursis à statuer sur la légalité de la décision en laissant au pétitionnaire un délai de quatre mois. Contrairement aux prétentions de l’exploitant, le Conseil d’État estime que ce dernier n’a pas démontré en quoi ce délai lui serait insuffisant, a fortiori au regard de son caractère peu impératif en pratique.
Au-delà du délai de régularisation explicitement accordé par les juridictions administratives, le Conseil d’État démontre ici sa prise en considération des réalités procédurales qui permettent son allongement. Il évite ainsi de censurer par principe des décisions qui ne portent en pratique aucun préjudice aux exploitants. Ce pragmatisme s’inscrit une fois de plus dans une volonté d’assurer l’effectivité globale des décisions des juridictions administratives.
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