Droit de dérogation accordé aux préfets : vers une protection de l’environnement « à la carte » ?

Initialement envisagé afin de répondre à l’inflation normative que rencontrent certains domaines réglementaires, le droit de dérogation reconnu au préfet a été, après une première phase d’expérimentation initiée en fin d’année 2017, consacré par un décret du 8 avril 2020.

Il est ainsi permis au préfet de région ou de département de déroger à des normes arrêtées par l’Etat, lorsque celles-ci sont rattachées à plusieurs domaines limités – dont notamment l’urbanisme et la protection de l’environnement – pour prendre des décisions individuelles.

Ce décret adopté à l’issue de la période d’expérimentation a substitué « la proximité et la capacité à garantir l’égalité républicaine » à l’objectif de simplification des procédures initialement avancé.

Si l’exercice du droit de dérogation est soumis à des conditions particulières, l’examen du texte de ce décret à la lumière du rapport d’information sénatorial publié en juin 2019 dressant un premier bilan des expérimentations du droit de dérogation soulève des critiques quant au principe-même du droit de dérogation (1.), lesquelles sont amplifiées par les modalités d’exercice de ce droit telles que définies par le décret du 8 avril 2020 (2.).

A. Un risque d’accroissement des inégalités

Par définition, le droit de dérogation créée une plus grande diversité s’agissant des cadres réglementaires applicables aux décisions préfectorales individuelles, lequel vient se heurter au principe d’égalité des administrés devant les charges publiques.Outre ce risque, le pouvoir reconnu au préfet de déroger au droit national laisse redouter deux types de comportement délétères :

  • des situations de conflit d’intérêt : un préfet dont un service ou établissement public relevant de sa tutelle est maitre d’ouvrage peut être tenté de lui faire bénéficier d’un ensemble de dérogations ;
  • un nivellement par le bas du droit de l’environnement : une situation de compétition entre les départements ou les régions pourrait naître selon les habitudes des préfets d’accorder plus aisément des dérogations afin de favoriser les activités économiques.

La contrepartie de cet inconvénient considérable serait la facilitation et l’accélération de la prise de décision administrative au niveau local, ce qui est pourtant loin d’être garanti.

B. La dérogation en tant que facteur de complication

L’expérimentation partait du constat selon lequel certains projets auraient échoué à recevoir les autorisations administratives indispensables en raison de règles multiples et contradictoires.

Or, le juge administratif possède déjà un pouvoir souple et adaptatif afin d’éviter que les procédures complexes soient des obstacles disproportionnés aux projets industriels et d’infrastructures.

En effet, il résulte d’une jurisprudence du Conseil d’État établie que seuls les vices de nature à exercer une influence sur le sens de la décision prise ou qui ont privé les intéressés d’une garantie sont de nature à entacher ladite décision d’illégalité.

En outre, s’agissant du contentieux des autorisations environnementales, lorsque seule son instruction par l’administration est viciée, le juge administratif peut aménager sa décision afin de sauver l’autorisation de l’annulation.

Malgré ces assouplissements, le droit de dérogation vient faire peser une contrainte de plus sur les services de la préfecture en ce qu’elle serait susceptible de compliquer l’instruction et de rallonger les délais. En effet, l’application du droit de dérogation implique de respecter à la fois le droit normalement applicable en plus des conditions réglementaires qui encadrent le droit de dérogation. Cet empilement de contraintes multiplie alors les potentiels arguments contentieux permettant de remettre en cause une décision administrative.

2. Les modalités critiquables de mise en œuvre du droit de dérogation

A. Un objectif affiché de simplification des procédures, au détriment du droit de l’environnement

En matière de protection de l’environnement particulièrement, l’existence d’un socle législatif et réglementaire, national et non dérogatoire est un verrou contre l’arbitraire. C’est pourquoi les normes sont assorties d’exceptions, permettant de les adapter aux contraintes techniques et/ou locales. Le droit de dérogation accordé aux préfets, qui vient se superposer aux exceptions prévues par les textes, engendre un risque majeur de développement d’un « droit à la carte ».

Le rapport sénatorial publié en juin 2019 démontre que la dérogation ne s’est pas toujours limitée à simplifier localement des normes réglementaires nationales mais a également été utilisée pour écarter l’application de pans entiers de la réglementation, à savoir les procédures de consultation du public, enquête publique et autorisation environnementale.

Si d’emblée il apparaît que les conséquences du décret du 8 avril 2020 contreviennent au principe de non-régression, le Conseil d’Etat a été amené à juger que ces dispositions ne prévoyaient pas en elle-même une telle atteinte, écartant ainsi son contrôle à la lumière de ce principe.

B. Un risque de contradiction avec le droit européen

Les directives n°2001/42/CE et n°2011/92/UE ont posé le principe d’une évaluation de certains plans et programmes ainsi que des projets publics et privés susceptibles d’avoir des incidences notables sur l’environnement, préalablement à leur adoption. La France a transposé ces dispositions et précisé la nature de sprojets soumis à cette procédure ainsi que les seuils applicables. Pourtant, en mars 2019, le gouvernement a fait l’objet d’une mise en demeure de la Commission européenne en raison du champ d’application trop retreint des procédures d’évaluation des incidences environnementales et de l’inadaptation des seuils d’exemption.

Dès lors, le pouvoir donné au préfet de déroger à des normes déjà jugées trop permissives constitue, dans le cas français, une incompatibilité avec le droit européen.

C. Comparaison avec le dispositif de dérogations « espèces protégées »

Le décret du 8 avril 2020 soumet l’exercice du droit de dérogation à la condition qu’il soit justifié par « un motif d’intérêt général ». Or Le régime de dérogations à l’interdiction de destruction des espèces protégées est une parfaite illustration d’un phénomène de systématisation de dérogation basée sur une telle condition.

En effet, si le code de l’environnement pose un principe d’interdiction de destruction des espèces protégées et de leurs habitats, il prévoit une dérogation conditionnée, notamment, par l’existence de « raisons impératives d’intérêt public majeur ». Les demandes de dérogation « espèces protégées » sont pourtant devenues une formalité pour les porteurs de projet et sont très généralement accordées par les préfets, ce qui a entraîné une explosion du contentieux.

Or, l’analyse du contentieux des dérogations « espèces protégées » effectuée par la DREAL Occitanie au début de l’année 2020 a mis en évidence le fait que dans plus de la moitié des décisions rendues (56%), le juge administratif a suspendu ou annulé les arrêtés préfectoraux de dérogation « espèces protégées », principalement en raison de l’absence de raisons impératives d’intérêt public majeur.

Cette étude démontre ainsi l’imprécision du cadre juridique applicable au dispositif de dérogation et notamment de la notion d’intérêt public qui conditionne son application.

D. L’imprécision de la notion de « circonstances locales »

Le recours à la dérogation doit également être justifié par l’existence de circonstances locales. Or, la définition des « circonstances locales » est très imprécise, ce qu’admettent les sénateurs qui se sont penchés sur le dispositif.

Si le Conseil d’État a eu l’occasion de préciser que ces circonstances peuvent résulter notamment de la composition de la population et de la protestation émanant des milieux locaux, ces conditions ne sont pas transposables au recours à la dérogation par les préfets en matière environnementale.

Dès lors, les préfets ne peuvent se reposer sur aucune définition juridique, ce qui conduira le juge administratif à intervenir en vue d’interpréter les décisions préfectorales à la lumière de cette notion.

Là est le revers de la proximité voulue par le gouvernement : les préfets, largement soumis aux pressions locales, peuvent être tentés de justifier des intérêts particuliers en ayant recours à cette notion de circonstances locales.

Cette proximité a également pour effet de déresponsabiliser le gouvernement qui, en ouvrant le droit de dérogation aux préfets évite une remise à plat des textes et du fonctionnement de l’administration, déléguant au Préfet la responsabilité de remettre en cause le principe de précaution.

La version complète et détaillée de cet article se trouve ici.

Pour consulter les autres articles de la rubrique « biodiversité », c’est ici

Articles recommandés